Les effets de la pandémie de COVID-19 à travers le monde sont profonds et variés, exposant souvent les lignes faille de crises socio-économiques sous-jacentes. Dans les pays historiquement impactés par la colonisation, les conflits armés et les épidémies, les héritages de ces crises continuent de se manifester dans le présent. Notre nouvelle série s’appuie sur les journaux de bord de personnes ayant vécu les périodes de confinement en RDC et en Sierra Leone, afin de mettre en lumière ces expériences et de s’interroger sur la nature de la crise, ou, plutôt, des crises.
Lisez la série « Histoires de pandémie de COVID-19 »
Cette série de blogs, financée par le SSRC Rapid Response Grant, vise à rendre visibles les expériences quotidiennes de la vie pendant la COVID-19 en République démocratique du Congo (RDC) et en Sierra Leone – des pays dont l’histoire est marquée par la colonisation, les conflits armés et les épidémies, en particulier l’épidémie d’Ebola. Le projet est le fruit d’une collaboration internationale entre cinq équipes de deux coauteurs comprenant un(e) universitaire basé(e) en RDC et au Sierra Leone, et un(e) universitaire basé dans une université occidentale. Entre mars et décembre 2020, les partenaires africains ont documenté leurs expériences personnelles de la pandémie COVID-19 à l’aide de ‘journaux de bord du confinement’, qui ont ensuite été retravaillés au cours de discussions collectives et sont présentés dans cette série de blogs.
La crise de qui?
Dans leur texte, Abass Kamara et Luisa Enria ont une phrase qui illustre l’ensemble des expériences retranscrites dans cette série : ‘Non seulement les gens ont vécu la pandémie de manière très différente, mais les interprétations de l’urgence sanitaire et de ses effets matériels ont mis en lumière une série d’autres contestations et de lignes de failles, héritées de crises sociétales plus anciennes’. La collection de blogs présentée ici retranscrit ces diverses expériences et met en lumière quatre thèmes principaux qui s’articulent autour de la question ‘la crise de qui’ ?: (1) la méfiance envers le virus et les causes de son émergence ; (2) l’incertitude générée par la maladie et ses effets sur l’emploi; (3) la peur (personnelle/familiale/relationnelle) et la gestion de la peur, et ; (4) les masques, la répression policière et leurs effets sur la vie sociale.
Comme l’affirme Marie-Noël Cikuru, chercheuse et humanitaire congolaise, ces différentes expériences de la période nécessitent que l’on interroge d’abord les politiques mises en œuvre dans le cadre de la pandémie. La notion de “confinement” (lockdown), affirme-t-elle, ‘est difficile à mettre en œuvre, voire impossible. La plupart des gens, surtout dans les quartiers pauvres, vivent dans de petites cabanes en bois recouvertes de tôle, qui sont très mal éclairées et ventilées et qui deviennent très chaudes pendant la journée. Il est tout simplement impensable d’y passer la journée’.
Là où les restrictions ont été appliquées, l’effet le plus immédiat a été sur la capacité des citoyens ordinaires ou marginalisés à générer un revenu et donc à subvenir aux besoins de leurs familles. Ange Kasongo, journaliste à Kinshasa, note que ‘des centaines de milliers de Kinois se voient soudainement privés de leur seul moyen de subsistance’. En effet, la première mesure prise par le gouvernement pour contenir la propagation de la COVID-19 parmi les 14 millions d’habitants de Kinshasa a été de verrouiller le quartier résidentiel et administratif de la Gombe. Cette mesure a eu des conséquences particulièrement négatives pour les habitants les plus pauvres de la ville, qui, normalement, y convergent quotidiennement à la recherche de revenus. ‘N’ayant plus la possibilité de vendre de la nourriture, des crédits téléphoniques et d’autres articles de base le long des routes très fréquentées de la Gombe, on ne peut qu’imaginer l’énorme manque à gagner pour la population en général’.
Cette réponse fait écho à l’expérience de Christian Pole Pole Bazuzi, chercheur basé à Goma – à plus de 1 500 km à l’est de Kinshasa –, qui a noté comment ‘la COVID-19 a provoqué une profonde crise économique dans la plupart des secteurs de l’est de la RDC’. Cela inclut les chercheurs comme lui, dont les activités professionnelles ont été soudainement suspendues et les bureaux fermés suite aux décisions des bailleurs de fonds. Patrick Milabyo Kyamusugulwa, directeur général de la faculté de médecine de l’université de Bukavu, se souvient de la façon dont les employés du secteur de l’enseignement supérieur ont également été affectés. Pour de nombreux enseignants de la région, la fermeture des écoles signifiait bien plus que l’arrêt des activités d’enseignement, mais ‘cela entraînait une perte immédiate de revenus pour tous les enseignants ainsi que pour le personnel administratif’.
En plus de ces difficultés économiques, l’article de Christian Bazuzi et Gauthier analyse l’impact des politiques liées à la COVID-19 sur les citoyens congolais, dont les expériences d’abus et de violences policières récurrentes se sont considérablement aggravées au cours de la pandémie. Paulin raconte que dans le cas du Congo, ‘le masque est devenu un business pour nos forces de sécurité, l’obligation de porter un masque a ouvert la porte à un harcèlement accru de la population’, et que ‘le masque est devenu une sorte de carte d’identité dans la ville, qu’il fallait porter jour et nuit, plus par peur d’être arrêté que pour des raisons de santé’. Abass, qui travaille pour l’équipe de gestion de la santé du district de Kambia, en Sierra Leone, note dans son journal que ces expériences quotidiennes montrent que la plupart des gens considèrent que les effets socio-économiques des mesures de réponse à la COVID-19 sont bien plus graves que le virus lui-même, qu’il s’agisse de la perte de revenus, de la fermeture du secteur éducatif ou des extorsions répétées par les forces de sécurité.
Pourtant, malgré les mesures restrictives mises en place par le gouvernement, Patrick suggère que ‘la plupart des gens ne croyaient pas à l’existence du virus’. Comme l’écrivent Marie-Noël et Charlotte, ‘il existe une perception générale selon laquelle le COVID-19 est une maladie de blancs riches importée par les élites congolaises et les Occidentaux dans le pays. Les gens se méfient du gouvernement et voient dans ses ordres de confinement un moyen de gagner des fonds’. Dans leur post, Ange et Stéphanie racontent également que ‘de nombreux citadins de la capitale croient fermement que seuls ceux qui ont les moyens de se rendre en Europe sont susceptibles d’être contaminés’. La méfiance à l’égard des autorités s’étend aux établissements médicaux, car de nombreuses personnes pensent que les agents de santé reçoivent d’importantes sommes d’argent pour établir l’existence du COVID-19 dans la province. ‘Outre les réflexions sur la question de savoir si la pandémie était vraiment une crise’, comme le notent Abass et Luisa, ‘les rumeurs les plus importantes étaient centrées sur l’hypothèse que ceux qui travaillent en première ligne de la réponse, les responsables de la santé publique comme Abass, gonflent les chiffres ou même inventent complètement la maladie pour en tirer profit : les agents de santé veulent voir davantage de cas positifs pour pouvoir gagner de l’argent’. Christian Bazuzi a été confronté à une situation similaire lorsqu’il s’est rendu dans un village rural du Sud-Kivu pour effectuer des recherches : ‘La population pensait que nous étions venus avec le virus pour le répandre dans la région’ !
Cette méfiance profondément enracinée constitue non seulement un défi pour les efforts visant à contenir la pandémie, mais peut également affecter la santé publique de façon plus large, car les citoyens méfiants se détournent des centres de santé. Dans tous les journaux de bord, nous avons constaté que la COVID-19 ‘offre un langage spécifique pour parler des préoccupations de longue date sur la façon dont les puissants profitent de la souffrance des citoyens normaux’.
Dans un contexte de ‘mise en œuvre incohérente des mesures de confinement, d’intensification des contrôles et des brutalités policières, d’augmentation du nombre de rumeurs liées à la COVID-19 et de fake news souvent virales, et d’accroissement des sentiments de suspicion’, Ange et Stéphanie expliquent que ‘la précarité a atteint des sommets dans les rues de Kinshasa, [et] la peur a commencé à s’installer parmi ses habitants’. ‘Le virus’, concluent Patrick et Ann, ‘n’a pas seulement créé des incertitudes supplémentaires dans la vie des gens, mais il a surtout exposé les incertitudes et les inégalités qui étaient déjà présentes’.
Ces journaux de bord montrent que les effets de la COVID-19 sont multiples, profonds et durables, et que ‘nous ne pouvons pas parler d’une crise unique’. Pour comprendre ce qu’il se passe, il faut prendre en compte l’histoire et le fait que ‘la méfiance et le ressentiment à l’égard des symboles coloniaux – le médecin, le policier, etc. – trouvent leur origine dans le maintien de l’ordre à l’égard des colonisés dans les écoles, les soins de santé, le droit et l’éducation’. Une question plus fondamentale se pose donc : quel type de crise est cette pandémie ?
Abass S. Kamara & Luisa Enria
Christian Pole Pole Bazuzi & Gauthier Marchais
Patrick Milabyo & Ann Laudati
Ange Kasongo & Stephanie Perazzone
Marie-Noël Cikuru & Charlotte Mertens
Photo by Ono Kosuki from Pexels.